
Par Olivier Dénommée
Cela fait un moment que la question en titre me trotte dans la tête, et pas seulement en musique. Chaque année ou presque, il y a une controverse parce qu’untel a «volé» le prix qu’un autre aurait logiquement dû gagner ou parce qu’on aurait snobbé des artistes qui auraient dû se retrouver en nomination. Mis à part du drama juteux qui alimente trop de chroniques culturelles le lundi suivant, les prix servent-il encore vraiment à quelque chose, à l’ère où tout est accessible à quelques clics sur Internet si on prend la peine de chercher?
Déjà, les galas entourant les remises de prix sont mis à mal depuis quelques années; le public n’est tout simplement plus au rendez-vous dans bien des cas, autant au Québec qu’ailleurs dans le monde. Même les producteurs de ces événements finissent par se dire que ça ne vaut plus nécessairement la peine de les tenir et coupent dans les budgets quand ce n’est pas littéralement la fin du gala qui est annoncé. C’est dommage pour les amateurs de glamour et de tapis rouges, mais monsieur et madame Tout-le-monde s’en fout depuis très longtemps et la réalité finit par rattraper l’organisation.
Grammy Awards
Mais qu’est-ce qui peut amener une telle désertion envers les remises de prix, jadis un moment fort pour toute production artistique? Possiblement les choix douteux qui se sont multipliés au fil des années, et ce, pour tous les médiums. Le débat qui nous a convaincu de nous pencher sur le sujet est celui des Grammy Awards 2024, pour l’album de l’année : quel album, entre Midnights de Taylor Swift et SOS de SZA, le méritait le plus? On en oublie même qu’il y avait 6 autres nominations à côté de celles-ci parce que tout le monde semblait considérer que la lutte serait à 2. Et quand c’est Taylor Swift qui a gagné, on a crié au racisme. Il est vrai que, politiquement, favoriser un album d’une Blanche que tout le monde qui ne vit pas sous une roche connaît (même ceux qui ne veulent rien savoir d’elle simplement parce qu’elle est PARTOUT) est dommage alors qu’on aurait pu favoriser une Noire «pour faire changement» alors que certains analystes aiment rappeler que la dernière Noire à avoir eu cet honneur est Lauryn Hill en 1999. Après, si on réduit le débat à la couleur de la peau de la personne qui gagne, ça donne l’impression qu’on ne cherche plus à récompenser le meilleur, mais peut-être à cocher les bonnes cases. Au moins, donner le Grammy à Swift lui aura permis de briser le record, elle qui a maintenant gagné 4 fois «Album de l’année», chose que personne n’a jamais réussi avant. Notons quand même au passage que SZA s’est «rattrapée» en gagnant le prix de l’album international de l’année aux prix Juno, même si on devine que l’intérêt pour ce prix est très limité en dehors du Canada, et même si l’album de Taylor Swift en nomination cette année n’était même pas Midnights, mais plutôt 1989 (Taylor’s Version), un réenregistrement de son album de 2014 qu’il aurait été terriblement gênant de voir battre tous les autres en lice.
J’ai déjà par le passé critiqué la notion d’album de l’année dans ces cérémonies. Il paraît chaque année des centaines et des centaines d’albums et on résume le tout à une poignée de sorties, trop souvent les mêmes, qui se battent pour tous les honneurs. Et parmi ceux qui se hissent dans la courte liste, rares sont ceux qui, à mon très humble avis, mériteraient vraiment le prix. Mais la machine derrière l’artiste est tellement forte qu’il serait impensable de ne pas le nommer sinon il y aurait possiblement émeute.
Chaque semaine, je m’efforce de découvrir de la nouvelle musique, dans trop de cas des artistes indépendants de grand talent, mais qui seront pour toujours boudés par l’industrie. Parfois, le temps finit par faire son œuvre et ces artistes émergents finissent par devenir mainstream grâce à un coup de circuit promotionnel ou une participation à une émission de télé populaire qui fait exploser son exposure, ce qui leur vaut parfois le titre de «révélation de l’année», souvent de longues années après leur début de carrière. Ce qui est ironique, c’est quand l’artiste devient moins bon une fois qu’il a connu le succès, mais que c’est pourtant là qu’il se met à remporter des prix. Je ne donnerai pas d’exemple ici, mais ces cas existent bel et bien, ici comme ailleurs.
De notre côté
Le Québec et le Canada n’échappent pas à ce constat. Un exemple qui me vient en tête est Charlotte Cardin. Elle fait à la fois de très bonnes chansons et d’autres très ordinaires, mais rares sont ceux qui feront mention de ses moins bons coups. Elle a d’ailleurs gagné l’album pop de l’année ET l’album de l’année aux Junos avec 99 Nights, ce qui était peut-être prévisible vu qu’elle avait déjà gagné en 2022 pour Phoenix, qui était beaucoup plus inégal. Si ce n’était que de nous, on ne sait même pas si on aurait proposé sa candidature pour l’album de l’année. C’était bon, oui, mais de là à dire que c’est ce que le Canada a produit de mieux en 2023? Ce n’est même pas la meilleure sortie que j’ai entendue cette semaine-là!
C’est aussi vrai du côté de l’ADISQ. Certains artistes, dès qu’ils lancent un nouveau disque, sont à 90% (voire plus) certains de se retrouver dans les nominations l’an prochain, au point que ça fait presque les manchettes quand ça n’arrive pas. Si on consulte les listes année après année, on pourrait croire qu’il n’y a que 100 musiciens qui ont du talent au Québec, et tant pis pour le reste. Or, la musique est plus éclatée que jamais et il devient de plus en plus réducteur de tenter de faire entrer les artistes et leur art dans des petites cases. Dans le temps, ça avait du sens, la catégorie album pop de l’année (même chose pour les autres genres). Maintenant, un artiste peut aisément bifurquer vers d’autres genres ou carrément sortir quelque chose en dehors de son registre «naturel». Justement, ce n’est que cette année que fera son apparition pour la première fois du Félix «Album de l’année – R&B/Soul», comme si ce genre n’existait pas Québec avant 2023. C’est trop peu trop tard à mon avis, en plus de continuer à chercher à mettre les artistes dans une case.
Académie vs public
Je ne suis pas fan des prix décidés par l’industrie parce qu’elle a la fâcheuse habitude de penser de façon presque monolithique et ne récompenser que le même monde peu importe la qualité de qui a été fait, mais les votes ouverts au public ne sont guère mieux : on a généralement juste droit à un concours de popularité. Quiconque a le plus de likes sur sa page Facebook va certainement gagner. Combien de concours dont l’issue est décidée par un vote du public ont fait perdre une personne qui avait clairement plus de talent au profit d’une autre parce qu’elle venait de notre coin de pays ou avait une histoire plus touchante à raconter (mes salutations respectueuses à Star Académie et La Voix!)? Certaines distinctions ont du sens à travers un vote du public, mais certainement pas la majorité.
Un exemple récent nous montre même que certains prix perdent carrément leur valeur lorsque le public s’y met : dans le milieu du jeu vidéo, il y a ce qu’on appelle les Steam Awards, des prix votés par les joueurs pour récompenser le meilleur des jeux se trouvant sur la plateforme Steam. Ces derniers mois, le prix «Labor of Love», offert à un jeu paru il y a quelques années mais qui continue de recevoir de l’attention des développeurs pour garder les joueurs heureux, a été remis à Red Dead Redemption 2, réputé avoir été essentiellement abandonné depuis plusieurs années. Les gens ont massivement voté pour ce jeu pour protester contre ce qu’ils voyaient comme un manque de respect des développeurs envers eux, mais cela a en même temps enlevé ce prix à un jeu qui le méritait véritablement. Mais c’est assez pour décrédibiliser ces prix, sachant qu’il est si facile de troller pour faire gagner la pire personne ou la pire œuvre. J’ai bien hâte de voir si les Steam Awards seront encore suivis l’an prochain vu cette grave faille.
De retour à la question initiale : les prix ont-ils encore une valeur? Jusqu’à un certain point, ils contribuent à continuer de faire jaser des artistes souvent plus d’un an après la sortie de leur album, ce qui est une promotion gratuite qui se prend toujours bien, mais je n’ai pas l’impression que de gagner fait une si grande différence de plus qu’être parmi les nommés, surtout quand on peut prédire à l’avance les gagnats. Ceux qui veulent découvrir les artistes ont déjà le loisir de le faire. En 2024, c’est en grande partie un choix de ne pas connaître un artiste. Même le critique musical que je suis doit reconnaître que je devrais continuer d’élargir mes horizons et prendre le temps d’écouter certains des artistes qui apparaissent dans ces listes. Après, j’ai l’impression qu’il faudrait réviser certains prix, qui sont trop souvent limitatifs et scriptés d’avance, faisant perdre la surprise de savoir qui va gagner. Je vais continuer de suivre d’un œil distrait les remises de prix, parfois pour m’inspirer dans mes prochains sujets, mais ce n’est pas vrai que je vais soudainement donner les 9/10 à un «album de l’année» si je pense que ça ne vaut même pas un 7. Heusement, ceux qui ne sont pas d’accord ne manqueront pas d’autres critiques à consulter à la place.
(Désolé pour le roman!)
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