ENTREVUE : Le prix de la musique pour Suzie Auclair

Suzie Auclair

Par Olivier Dénommée

L’histoire de Suzie Auclair, guitariste classique, compositrice et pédagogue, est fascinante : plutôt que de se laisser complètement abattre par le syndrome d’Ehlers-Danlos, une maladie génétique dégénérative rare qui l’empêche depuis les dernières années de poursuivre sa carrière d’interprète, elle a trouvé une façon de continuer à composer en extériorisant les 1001 idées qui bouillonnent dans sa tête. Le concert présenté à la Maison Villebon de Belœil le 13 novembre dernier n’est qu’une partie du répertoire qu’elle a écrit et beaucoup d’autres projets l’habitent toujours, sans qu’elle sache exactement ce qu’elle pourra ou non concrétiser. À l’issue de ce spectacle empreint de beauté et d’émotions, elle nous a parlé quelques minutes de divers sujets.

Tout d’abord, quelques mots sur Suzie Auclair : musicienne depuis son plus jeune âge, elle s’est vite démarquée à la guitare classique et a été soliste, à 13 ans à peine, avec l’Orchestre symphonique de Québec. Même si elle a toujours composé, l’essentiel de sa carrière musicale a été consacrée à l’interprétation, ce qui l’a amenée à jouer un peu partout au Québec et en France, que ce soit en solo ou avec différents petits ensembles, de même qu’avec son groupe Amalgáma. Elle a aussi enseigné la guitare de 1987 à 2021 et est propriétaire d’une école de musique à son nom depuis 2003. Malgré tous ses faits d’armes, la maladie a radicalement changé sa vie et elle a dû trouver de nouvelles façons de créer après 2020. Cette réinvention forcée lui a tout de même rapporté plusieurs distinctions à des compétitions internationales de composition ces dernières années, incluant un 1er prix au Concours international de composition pour guitare classique Baltic Guitar Festival, tenu en Lituanie en 2023.

Salle propice

Au sujet de la soirée à Villebon, Suzie Auclair a bien aimé cette salle intimiste (60 places) dans une maison patrimoniale. «Il y avait un beau public attentif, dans une ambiance chaleureuse, intime. Pour la guitare classique, ce genre de salles est très apprécié», note-t-elle, sentant que l’endroit a bien rendu justice à ses œuvres «très intenses, avec de l’émotion».

Par ailleurs, bien que Suzie Auclair ne pouvait pas elle-même jouer ses propres œuvres, elle a été bien présente pendant le concert, racontant sa condition au public et décrivant chacune des pièces avant leur interprétation. La formule du spectacle s’est en quelque sorte imposée d’elle-même. «J’ai caché ma condition pendant les premières années, mais les gens me posaient tellement de questions parce que je ne faisais plus de musique et que je ne sortais plus… Un moment donné, j’ai décidé de le dire : pourquoi cacher une maladie génétique pour laquelle je ne suis pas responsable? En même temps, si ça peut donner de l’espoir à ceux qui vivent des situations parfois même pires que la mienne, c’est tant mieux. Alors, je raconte ce qui s’est passé, ce qui donne une expérience à la fois artistique et humaine.» La réaction du public durant le concert tend à lui donner raison dans sa réflexion.

Un prix à payer

Même si Suzie Auclair a multiplié les compositions ces dernières années, elle tient à remettre les choses en perspective : cela reste un défi immense au quotidien, mais elle continue d’avancer au jour le jour malgré le fait d’être à contre-courant de l’évolution de sa condition. «Les moments propices à l’inspiration sont de plus en plus rares dans une année. C’est difficile physiquement, et comme c’est une condition qui se dégrade, le défi devient encore plus grand.» Elle ne compte tout de même pas se résoudre à simplement composer de façon «théorique» et veut continuer à utiliser une guitare, par exemple en utilisant un instrument plus petit qui la ferait moins souffrir lorsqu’elle en joue. «Cela reste toujours un work in progress. Mon but est de continuer et de persévérer. J’ai encore des idée et je veux les concrétiser», affirme-t-elle.

Elle ne nie pas que de vouloir continuer à jouer de son instrument est une forme d’«acharnement» vu son état de santé, mais se dit incapable d’arrêter. «J’aurais pu écouter mes médecins et cesser de jouer parce que je me blesse en le faisant, mais c’est tellement puissant, mon désir de composer, et ça fait tellement partie de moi que c’est correct pour moi d’en payer le prix. Il fallait que je compose ces pièces et que je les mette sur papier. Oui, j’en subis les conséquences, mais quand j’entends ce que j’ai fait, que je suis satisfaite et que je suis fière de moi, je me dis que j’ai apporté un peu de beauté dans le monde.»

La compositrice sent aussi que ses défis personnels ont pu alimenter plusieurs de ses œuvres. Si certaines ont été écrites bien avant son «crash» il y a 5 ans, c’est seulement après qu’elle a compris que c’était le moment d’extérioriser tout ce qu’elle avait envie d’écrire. «Ce qui m’est arrivé m’a donné énormément d’inspiration, parce que je vivais des choses difficiles. Ça a été un moteur pour compléter les beaux thèmes que je n’avais jamais eu le temps de terminer. Sans avoir vécu cette épreuve, j’aurais quand même composé, mais en même temps non, car je n’avais pas le temps! C’est quand je me suis retrouvée au pied du mur que je me suis rendu compte que c’était là ou jamais.»

Et même si elle semble avoir écrit beaucoup ces dernières années, elle fait déjà son deuil sur l’idée de concrétiser tout ce qui lui trotte dans la tête. À plus court terme, un documentaire scénique, appuyé par le CALQ et une campagne GoFundMe, verra le jour, et d’autres concerts, ailleurs au Québec voire dans d’autres pays, continueront de répandre la musique de Suzie Auclair, mais l’écriture ne cessera pas de sitôt pour la compositrice, malgré les défis. «Le problème, c’est que j’ai trop d’idées, mais que ma maladie me stoppe tout le temps!», résume-t-elle.

En entrevue, elle se permet tout de même de rêver, tout en précisant qu’il demeure malheureusement possible que la plupart de ses projets ne voient jamais le jour. Parmi ceux-ci, elle mentionne le désir d’arranger ses compositions pour d’autres instruments, comme le piano, les ensembles à cordes ou pour chœurs. Cela pourrait éventuellement l’amener à composer pour d’autres instruments, un «bon défi» pour celle qui a consacré l’essentiel de sa vie à la guitare classique. Elle espère un jour revenir à un projet de musique du monde en compagnie de son mari, Martin Verreault, lui aussi un guitariste de grand talent et son plus grand complice en musique. Ensemble, ils pourraient composer de la nouvelle musique et jouer de différents instruments, souhaite-t-elle.

Suzie Auclair mentionne au cours de l’entrevue 2 «buts ultimes». Le premier, composer un concerto pour guitare et orchestre, le second, pouvoir enregistrer à nouveau ses propres pièces. «Je ne pense pas que ça va arriver, mais je rêverais de pouvoir rejouer mes compositions et les enregistrer. Cela pourrait se faire page par page pour me permettre de récupérer, par exemple. J’ai besoin d’aller au bout du projet pour vraiment voir jusqu’où je suis capable d’aller avant de frapper le mur.» Elle ajoute avec philosophie qu’elle est consciente depuis bien longtemps que beaucoup de choses ne resteront qu’un rêve pour elle, mais qu’elle s’est faite à l’idée. «Je le sais depuis que je suis enfant : je n’arriverai jamais à concrétiser toutes les idées que j’ai dans ma tête avant ma mort! Il n’y a pas assez de temps dans toute une vie pour le faire et je l’ai réalisé même avant que ma condition se dégrade.»

Une culture à développer

Sortant quelque peu de son histoire personnelle, Suzie Auclair demeure une farouche défenderesse de la musique classique au Québec, un genre qui manque cruellement d’amour selon elle. Si elle a la chance de voir certaines de ses compositions choisies comme pièces imposées dans certains concours de musique en Europe, elle constate que la guitare classique a assez peu de place au Québec, et que le classique en général a moins d’espaces où rayonner qu’auparavant. Pour elle, c’est un devoir partagé des parents, du système d’éducation et des diffuseurs de spectacles de permettre de découvrir le classique et de s’ouvrir à ses multiples possibilités. «Une fois qu’on s’ouvre à la musique classique, on peut écouter de tous les autres styles, et pas juste ce qui passe à la radio», note-t-elle. Depuis le début de sa série de concerts, en février, toutes salles étaient pleines, signe que les gens ont de l’appétit pour le classique, à condition de leur donner la chance d’aller en voir.

Suzie Auclair se souvient aussi de l’étincelle qui l’a amenée vers le classique plus jeune. «J’ai écouté beaucoup de folklore dans ma jeunesse, mais c’est un professeur qui m’a transmis la passion pour la guitare classique.» Cette passion, elle l’a par la suite transmise à de nombreux élèves pendant les années où elle enseignait la guitare et elle ne peut qu’espérer que d’autres continueront d’alimenter la curiosité pour cette musique. Le système d’éducation pourrait aussi faire sa part, par exemple en rendant «obligatoire la découverte des grandes œuvres classiques et des grands compositeurs, ceci dès l’école primaire dans les cours de musique. Il est important d’éveiller la population à la culture sous toutes ses formes, et la musique classique est d’une richesse inestimable».

Il est possible de lire ou de relire notre chronique sur le concert de la musique de Suzie Auclair ici, de même que de suivre la musicienne sur son site, ici.

(Dernière mise à jour : 17 novembre 2025)


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