Rive Gauche – Alain Lefèvre

alain_lefevre_rive_gaucheSorti le 17 mars 2015

Pianiste classique reconnu dans le paysage québécois et à travers le monde, Alain Lefèvre ne cesse de repousser les frontières de son art. Né à Poitiers en France dans une famille de musiciens, il s’intéresse depuis longtemps aux grands maîtres, en plus de s’ouvrir aux styles populaire et jazz. Justement, en 2014, il ouvrait le Festival de jazz de Montréal avec le fameux Rhapsody in Blue de George Gershwin.

Lefèvre est surtout reconnu pour certaines de ses interprétations fortes, la dernière étant son interprétation des 24 Préludes de Chopin parue l’automne dernier. C’est seulement à partir de l’album Fidèles insomnies, qui s’est vu décerner le Félix du meilleur album instrumental en 2006, qu’il s’est aussi fait reconnaître comme compositeur. Le dernier album de compositions originales, Jardin d’images, datait de 2009; cela aura pris une cogitation de six ans à Alain Lefèvre avant d’enfin proposer Rive Gauche, un nouvel opus en tant que compositeur-interprète.

Le quinquagénaire, malgré tout son background, sa formation classique et même son émission dédiée à ce genre le dimanche matin à ICI Musique, refuse catégoriquement de se considérer comme un compositeur de classique. Il est vrai qu’il serait réducteur de le caser dans un genre trop précis, d’autant plus que l’album Rive Gauche explore aussi les avenues du jazz léger et du easy listening à la André Gagnon. Comme il puise ses mélodies dans un flux d’idées qui lui surgissent à tout moment – surtout la nuit –, pas une note au piano ne semble forcée dans cet enregistrement.

En solo la moitié de l’album, il fait appel à aux jazzmen Paul Brochu (batterie) et Michel Donato (contrebasse) sur quelques titres et aussi à la violoniste Angèle Dubeau. Cette dernière interprète la mélodie de Paris de mes souvenirs, que Lefèvre avait composée pour le violoniste Christian Ferras, qui s’est enlevé la vie en 1982. La partition sort donc des tiroirs poussiéreux du compositeur, près de 33 ans plus tard.

L’album débute avec l’éclaté Ciné Lumière, bâti autour de deux thèmes orphelins. Ainsi, se mélange un doux lyrisme berçant à des attaques percussives mais mystérieuses, le tout en valse. C’est à partir de Élou et Le chemin que la musique devient rythmiquement plus constante, mais aussi plus poignante, avec une montée dramatique comme on en retrouve dans les bonnes trames sonores. Le jeu d’Alain Lefèvre, sans être «ambiant», réussit à être très cinématographique, évoquant des images qui donnent une force supplémentaires aux notes qui émanent de son instrument. Quelque chose de plus chargé que du Ludovico Einaudi, mais qui laisse autant place à l’imagination.

Au contraire, d’autres titres, comme la pièce-titre Rive Gauche, sont empreints d’une légèreté étrange; cette légèreté fait tache dans cet album très «mineur», où les thèmes lents et à tendance romantique prennent beaucoup de place.

La construction de l’album est loin d’être anodine : en première moitié, il n’y a rien d’autre qu’Alain Lefèvre au piano. C’est seulement à la cinquième pièce sur neuf qu’on peut entendre la première collaboration, suivie des compositions plus jazzy. Il y a même un pastiche avoué au pianiste Dave Brubeck, avec la piste Time Out qui reprend le titre du plus fameux album du Dave Brubeck Quartet, toutefois sans arriver à une création aussi intense que Take Five ou Blue Rondo à la Turk. Même Elton John (comme les pianistes populaires en général) y passe, sur Mad About You (A Nod to Elton John) avec une efficacité rafraîchissante.

La seule pièce lourde en seconde moitié de l’album est Parsifal le chat (qui devait à l’origine s’appeler Le chagrin, ça donne une idée). Elle aurait définitivement eu sa place en première moitié, dans l’esprit de la ligne directrice de l’album. Même Au bout de mes rêves (en hommage à Fabienne Dor, conjointe de Marc Labrèche emportée par le cancer en 2005, et chantée par nulle autre que sa fille Léane Labrèche-Dor) est plus ensoleillée. Cette dernière piste, aux paroles écrites par Johanne Martineau, est d’ailleurs la seule de l’opus à ne pas être totalement instrumentale. Cela s’avère une version surprenante, mais non moins réussie, d’une composition qu’on pouvait retrouver sur Fidèles insomnies en piano solo.

Au bout des 50 minutes de l’album, on a l’impression de connaître un peu mieux le pianiste, qui s’inspire grandement des gens qui ont marqué sa vie pour écrire ses mélodies. Rive Gauche semble aussi montrer deux facettes complémentaires à l’artiste. C’est peut-être cette sensibilité qui distingue Lefèvre de certains compositeurs, classiques et contemporains, qui ont un processus de composition plus mathématique que viscéral.

Une seule question demeure : Rive Gauche est-il aussi bon que l’œuvre-phare Fidèles insomnies? En neuf ans, Alain Lefèvre a poursuivi son évolution comme musicien et cela s’entend aisément dans le dernier enregistrement. Il y a moins de compositions virtuoses, voire vertigineuses dans ce nouvel album que dans Fidèles insomnies (pensons à la pièce Anemos), au profit du sens de la mélodie et des ambiances. C’est un album mature qui représente bien le mois de mars québécois : tantôt gris, tantôt ensoleillé, où les deux climats apprennent à cohabiter et à s’apprivoiser. Mieux encore, l’album s’apprécie un peu plus à chaque écoute.

Vous pouvez apprivoiser les pièces de l’album sur le site d’Analekta.

À écouter : Élou, Parsifal le chat, Au bout de mes rêves

8,2/10

Par Olivier Dénommée


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Un commentaire sur « Rive Gauche – Alain Lefèvre »

  1. Le hasard a voulu que je lise ta chronique au moment même où j’écoutais le nouveau disque d’Alain Lefèvre. Tout à fait d’accord avec toi. Chronique/critique sensible, nuancée. Si tu as le temps d’écouter Jardins d’images (pistes 1 à 7), il y a là des compositions d’anthologie. Merci aussi pour tes récents articles sur Dom la Nena et Omar Sosa. En fouillant sur Sosa, j’ai trouvé Calma, un disque tout à fait exceptionnel.

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